Le Centro, à ciel ouvert
Dans le cadre de la campagne de sociofinancement Mon Centro, Une communauté vivante lancée par le Tremplin 16-30 et la série documentaire Mon Centro, le Centre-ville de Sherbrooke propose une série de chroniques « coup de cœur » rédigées par des personnes qui aiment et vivent le Centro depuis de nombreuses années. Cette semaine, Charles Fournier, responsable de la programmation socioculturelle de la Salle le Tremplin et ancien commerçant, nous partage ses riches souvenirs de Sherbrooke et de l’effervescence, encore actuelle, autour des rues King et Wellington.
D’accord, je me plie à l’exercice. Un article coup de cœur sur le centre-ville.
Devant mon vieil ordi, je me ferme les yeux… le centre-ville… pour moi… et les images apparaissent, les sentiments aussi…
Me voilà dans le quartier Est, 6e avenue Sud, fin de journée d’été, années 60. Mon père est appuyé sur le rebord de notre galerie au deuxième. Il fume sa cigarette. Je suis à ses côtés. Tout est tranquille. Puis j’entends le long sifflet du train qui passe au centre-ville. Il résonne depuis le fond de la vallée et s’étend jusqu’à nous. Tout est à l’arrêt là-bas, plus bas ; voitures, piétons, autobus. Il les a avertis. Il passe. Tassez-vous!
Plus vieux, je suis près du mastodonte qui défile. Je me sens tout petit à quelques pieds du monstre. Je peux presque le toucher. Les rails dansent sous son poids. Le grincement du métal m’assourdit, m’impressionne et m’enivre.
À 12 ans, je descends tous les jours la Conseil, passe le pont Aylmer et remonte la côte King. Je vais au Séminaire. Descendre, monter, redescendre, rien n’est plat.
Un pont enjambe la rivière Saint-François. Mille fois, je me penche par-dessus la garde pour mieux voir passer l’eau brune, les branches d’arbres morts, les plaques de glace. Flot toujours changeant, qui apporte tout vers la mer. J’aimerais être du voyage. J’accumule ma salive et la fais tomber doucement pour qu’elle se joigne au courant et apporte une partie de moi. Un jour, un être cher y mélangera une poignée de mes cendres. Je t’aime rivière.
Pendant tout ce temps, ta cousine hyperactive gruge dans la roche. La Magog tourbillonne, creuse, se tortille, arrose, brumasse. Lorsque, par des barrages, on la calme pour en tirer le jus qui alimente la cité depuis sa fondation, elle se reprend de plus belle et, sans hésitation, se jette dans le vide…
Années 90. Jamais au grand jamais je ne me serais imaginé avoir un commerce. Moi, éternel trippeux, voyageur sur trois continents, avoir une business?! Pis à Sherbrooke! Pis au coin King–Wellington! Impossible. No way! That’s it, that’s all! J’avais tort.
Avec mon frère et nos compagnes, on ouvre le Presse Boutique Café, le « café Presse » comme plusieurs l’appelaient. C’est à ce moment que, comme la Magog, je plonge plus profondément dans le cœur du centre-ville. Au cœur du monde. Je le croise, m’en mêle, lui sers un café, un nachos, une soupe, l’invite à des événements que j’organise. Des milliers d’images et de sons se superposent lorsque je pense aux spectacles et aux expositions qui ont défilé sous mes yeux et dans mes oreilles grâce aux artistes qui se succédaient au Presse Boutique Café. Les arts : lait maternel, or liquide, parfum subtil, pluie diluvienne, douce folie ; ils nous reflètent, nous construisent, nous donnent la vie. C’est là qu’à titre de responsable de la programmation, je me définis comme passeur de culture. Au centre des arts, au centre de la vie, au centre-ville, bien sûr.
Dehors, loin de la stérilité d’un centre commercial fermé aux éléments, je marche à ciel ouvert aux côtés de l’autre. Sous le soleil, sous la pluie, dans le vent, la neige, le chaud et le froid. Je le salue sur le trottoir, le reconnais même si je ne le connais pas, me fais saluer aussi et me fais reconnaître même s’il ne me connaît pas. Un nouveau lien d’appartenance se tisse tout naturellement sur une toile humaine qui s’étend à partir du point central King-Wellington. Je suis chez moi ici. Aux quatre vents, aux quatre coins.
S’élève une chaleur dans mon cœur. Centre-ville, terre chaude d’humanité, croisement de toutes les couches sociales, lieu de manifestations pour l’environnement, pour les arts, pour libérer Raif. Horizons de riches et murs de pauvres. Des gens qui tendent la main et d’autres qui la retirent. Succès et souffrances étalés en plein jour. Port d’attache d’organismes communautaires remplis de paires de bras qui rament dans la galère, solides et fragiles à la fois, transportant tant de gens vulnérables, « tantos y tantos » dirait Neruda. Hommes et femmes qui accompagnent, qui écoutent, qui soignent, qui se cassent la tête pour trouver, qui en arrachent aussi, et qui doivent respirer, prendre une bouffée d’air avant de replonger… profondément. Des cœurs qui se battent… « Tiens, Frank, ça commencerait bien un slam ça non ? » Je ris.
Quel privilège que de travailler maintenant au Tremplin 16-30, un lieu où poésie et intervention habitent le même corps. Tremplin pour et par les jeunes, Tremplin pour et par les arts.
J’ouvre finalement les yeux…
Sentiment de richesse, de plénitude.
Sourire…
Le Centre-ville fait partie de moi.
Je suis en partie le Centre-ville.
Et les Laboratoires vivants? Quelle belle idée que de faire ressortir la vision des jeunes sur le centre-ville pour qu’ils prennent conscience de ce terreau fertile et tentent d’agir pour le rendre meilleur! C’est très simple; c’est eux qui y circuleront, s’y attrouperont, s’y attarderont, s’y reconnaîtront, s’y transformeront, s’en inspireront. Et c’est nous, tous et toutes, qui en profiterons.