Visages du Centro

Talal Elmir, l’homme qui nourrit le Centro depuis près de 30 ans!

PAR:
Marie-Cristine Pachès

Ils sont impliqués et ne cherchent pas à être le centre de l’attention. Ils souhaitent créer du beau et du bon pour que nous puissions profiter d’un milieu de vie dynamique et vivant. Ce sont ces visages que nous croisons tous les jours au cœur du centre-ville. Chaque mois, grâce à notre chroniqueuse, vous aurez la chance de découvrir les visages du Centro. Ces personnes qui croient au développement du centre-ville et qui y contribuent à grands coups de passion et d’amour!

S’il y a bien un homme au Centro qui n’a plus besoin de présentation, c’est Talal Elmir. En effet, le sympathique propriétaire du restaurant libanais Le Sultan, sis au coin des rues Dufferin et Marquette, nourrit tout Sherbrooke depuis 29 ans déjà. Il nous a accueillis, Frédéric et moi, entre le service du dîner et celui du souper, avec son habituelle bonne humeur. «J’ai des clients dont j’ai servi quatre générations!», nous lance-t-il en souriant; pas peu fier de la longévité de son commerce, mais surtout, de faire autant partie de la vie des Sherbrookoises et des Sherbrookois. 

Photo : Frédéric Gosselin instagram.com/fuseau.solaire

«Chez Talal», un chez soi exotique pour plusieurs générations!

Avec mon photographe, il évoque les années où les «p’tits gars» étaient au secondaire, puis au cégep et qu’ils venaient régulièrement dîner; pour ensuite traîner en buvant trop de bon café en jasant avec le restaurateur… jusqu’à se mettre en retard à leurs cours! «On arrivait à la course en apportant avec nous les parfums du Sultan et tout le monde savait bien d’où on arrivait!», se rappelle Frédéric en riant. Aujourd’hui, il y revient avec ses enfants… 

Pour moi aussi, Le Sultan, c’est la famille. Quand je suis arrivée à Sherbrooke, il y a plus de seize ans, je DEVAIS découvrir l’endroit. C’était le resto préféré de mes nouveaux beaux-parents, là où ils se sentaient à la maison. Ainsi, on allait en famille «Chez Talal»! Longtemps, je n’ai même pas su comment l’endroit s’appelait. Mes enfants ont grandi en sachant qu’ils y recevaient toujours des baklavas pour qu’ils s’assagissent un peu pendant que les adultes jasaient vraiment trop longtemps…

Photo : Frédéric Gosselin instagram.com/fuseau.solaire

Quand j’ai redémarré le projet des Visages du Centro, il était tout naturel pour moi d’aller à la rencontre de cet homme qui accueille ses clients, jour après jour, comme s’ils faisaient partie de sa famille, grand, fier et souriant derrière son comptoir aux mille saveurs! J’ai souvent vu à l’œuvre celui qui a toujours une blague pour un, qui s’enquiert de la santé des parents de l’autre ou qui impose son menu du jour à un habitué parce qu’il est particulièrement satisfait de sa dernière expérimentation.

J’avais néanmoins envie de connaitre davantage l’humain et l’histoire derrière le restaurateur qui passe au moins dix heures par jour, six jours par semaine au cœur de notre centre-ville. «Je travaille moins maintenant, j’arrive plus tard et je repars plus tôt!», me précise-t-il. Encore heureux, car on a l’impression que Talal est toujours là, prêt à nous recevoir. «Quand il n’y avait plus de place, on laissait les jeunes manger derrière, assis sur le congélateur», dit-il en faisant un clin d’œil à Fred. Le sens de l’hospitalité et l’esprit du Liban ont toujours porté l’endroit: il ne manquera jamais de nourriture et tout le monde est toujours bienvenu! 

Photo : Frédéric Gosselin instagram.com/fuseau.solaire

Un congé forcé un peu trop long

Évidemment, pour lui aussi, la pandémie a changé les choses. Baisse d’achalandage, trois mois de fermeture, l’incertitude… On passe rapidement sur le sujet puisqu’il répond à mes questions en chuchotant, presque comme pour conjurer un mauvais sort. «Il faut que les gens reviennent travailler dans les bureaux. Il n’y a plus personne au centre-ville: regarde dehors!», me dit-il en pointant les rues désertes alentour. Quand je lui demande comment étaient ses clients à leur retour entre ses murs, s’il les sentait craintifs ou distants, son éternel sourire revient: «Bah! Non! Ils étaient soulagés, contents… et moi aussi! J’étais un peu fatigué avant la pandémie. Tout le monde me disait que je devrais prendre des vacances. Moi j’avais juste besoin de trois jours, pas trois mois!», m’explique-t-il en ponctuant sa phrase d’un petit mot d’église bien québécois!

Photo : Frédéric Gosselin instagram.com/fuseau.solaire

Les origines du Sultan, le 1er resto libanais en Estrie

Sa bonne humeur est revenue et j’en profite pour le questionner sur les origines du resto. «J’ai acheté Le Sultan au début des années 90. J’avais 29 ans et un bébé de 6 mois! Mon père m’avait avancé l’argent pour que je puisse être mon propre patron. Je ne voulais pas travailler pour quelqu’un d’autre. Je l’avais fait et je savais que ce n’était pas pour moi. Et puis, je ne me voyais pas cuisiner caché en arrière, dans une place fermée. Moi j’avais envie d’être avec le monde!»

Il m’apprend qu’il est en fait le 4e propriétaire du Sultan. Le restaurant initial, qui a ouvert ses portes en 1983, était situé sur Jacques-Cartier et Galt et était le premier restaurant libanais en Estrie. Pour Talal, c’était tout naturel d’amener la cuisine de son pays dans sa nouvelle ville d’accueil. C’est donc grâce aux recettes de famille, celles de sa mère et de sa grand-mère, qu’il a conquis le cœur des gens. 

Photo : Frédéric Gosselin instagram.com/fuseau.solaire

Du Liban à Sherbrooke et de Sherbrooke au Liban

L’humus, le taboulé, les feuilles de vignes qui sont roulées à la main chaque jour… Toute la base de sa cuisine est demeurée inchangée depuis les débuts. «As-tu eu de la misère à convaincre ta mère de partager ses recettes pour le resto? Elle ne voulait pas les garder secrètes?» Ma question semble le surprendre: «Bin non pourquoi? Ma mère a toujours été là, elle venait ici chaque année, m’aidait en cuisine.» Un ange passe… 

Au cours des dernières années, il a perdu ses deux parents et on sent que la blessure est encore trop fraîche. Il se reprend en enchaînant sur un souvenir qui ramène son sourire: «Quand mon père m’a appelé pour me dire qu’elle était malade, j’ai amené tous mes enfants pour la première fois au Liban. J’avais envie que mon fils sache qui est son père… Le chum de ma fille avait appris l’arabe pendant deux ans, alors on l’envoyait passer les commandes pour nous!»

Il s’amuse de la situation tout en cherchant des photos dans son cellulaire: tablées festives, montagnes coiffées de neiges éternelles, couchers de soleil sur la plage entourée de montagnes. «Mon beau-fils et ma fille habitent Kamouraska et ils disaient que les plus beaux couchers de soleil étaient là… mais regarde ça!», me dit-il rempli de fierté. Il est beau le pays de Talal et l’attachement qu’il y porte se lit dans ses yeux et s’entend dans sa voix.

Photo : Frédéric Gosselin instagram.com/fuseau.solaire

Les dédales d’un fils un peu rebelle 

Plutôt inconsciente des réalités vécues outre-mer, je lui demande comment il a abouti à Sherbrooke. Il me parle alors de la guerre au Liban, du climat, mais surtout, de la volonté de son père de le mettre à l’abri. On comprend entre les lignes que Talal, le premier fils d’un homme d’affaires qui était également directeur d’école, n’a pas toujours été sage… Alors pour éviter qu’il ne fasse de trop grosses bêtises, son père le mettait dans un avion.

Il avait 14 ans la première fois qu’on l’a ainsi éloigné des conflits armés: «Je suis allé en Roumanie, en Pologne, à Chypre, avant d’atterrir à Aruba dans les Caraïbes. J’ai été pris là durant 2 ans et demi. Mon père avait demandé qu’on cache mon passeport pour ne pas que je revienne!» Quand sa famille a tenté de le faire épouser une locale, il s’est sauvé vers le Québec. Après un saut à Montréal, il est venu à Sherbrooke d’où il n’est finalement jamais reparti. 

Photo : Frédéric Gosselin instagram.com/fuseau.solaire

L’amour, la guerre et la relève!

Aujourd’hui papa de trois grands enfants de 31, 27 et 23 ans, Talal est même devenu grand-papa depuis 7 semaines. Il nous montre, tout fier, les photos de son petit-fils, celles de son gendre qui le tient contre lui, de la même façon que Talal prenait autrefois ses enfants… L’amour que cet homme porte à sa tribu irradie… Frédéric et moi sommes touchés par ces petits morceaux de vie qu’il nous partage.

En parcourant ses photos, il s’arrête devant l’une d’elles qu’il nous montre: on y voit un Talal adolescent, un bambin… et une Kalashnikov! «Mon frère Rami», explique-t-il, «Il vit en Australie et a appelé son fils Talal, comme moi!» Malgré la distance, malgré les années, la famille Elmir semble toujours tissée aussi serrée. Il me le confirme: «On se parle toutes les semaines!» Quant au climat là-bas, j’aurais naïvement pensé que les conflits étaient choses du passé, mais il me corrige tristement: «Ils ont essayé de tuer mon frère il y a deux jours…» Nouvelle recherche sur son téléphone et il me montre la photo d’un homme, son frère, à deux pouces d’un impact de balle qui a percé le mur près de sa tête. 

Photo : Frédéric Gosselin instagram.com/fuseau.solaire

Je retiens mon souffle en lui posant une dernière question: «…et maintenant? Tu as envie de partir ou de rester Talal?» Comme s’il ne s’était jamais posé la question, il réfléchit une demi-seconde pour ensuite me répondre en souriant : «Bah, rester! J’ai pas le choix, ma vie est ici!»

Fiouuuuu! On pourra donc continuer à profiter de la plus vieille (et de la meilleure!) cuisine libanaise en Estrie… Ainsi que de son sympathique chef propriétaire, aux histoires aussi colorées que son langage! 

Le Sultan
205, rue Dufferin
819 821-9156